48.

À cinq heures trente, ce matin-là, Belfast s’éveilla dans la brume.

C’était le genre de journée où les objets n’ont pas de contour défini. Le quai de la gare de Fox Cross était silencieux.

Les quelques arbres qui réussissaient à percer la brume avaient perdu leurs feuilles et paraissaient atteints d’arthrite, dans l’absence hivernale de luminosité.

Caitlin fut parcourue d’un léger frisson et croisa les bras devant sa poitrine, qui se soulevait au rythme de sa respiration. Elle entendait les battements de son cœur.

Elle n’avait nullement l’intention de se laisser gagner par la peur. Elle se promit de ne pas avoir le comportement qu’on attendrait d’une femme dans de telles circonstances.

Elle inspira une bouffée d’air vif et froid. Elle se balançait impatiemment d’un pied sur l’autre.

Il n’y avait pas encore âme qui vive sur le quai de la gare érodé par la pluie et le vent.

Est-ce que, après cela, tout serait fini ?

Quel rôle jouaient les Irlandais du Nord ? Et qu’avait-il bien pu se passer entre les Russes et Green Band, à Londres ?

Elle tenait un attaché-case en cuir noir à la main. Celui-ci contenait des codes permettant de débloquer les fonds déposés pour l’heure dans une banque suisse et qui attendaient d’être transférés en bloc ce matin-là.

La rançon du siècle serait échangée dans cette petite gare de Fox Cross, banlieue de Belfast, Irlande.

Caitlin supposa qu’elle avait l’air d’une femme d’affaires prospère, avec sa belle mallette en cuir. Une banlieusarde qui attendait son train pour se rendre à son travail dans le centre de Belfast. Une journée de plus dans ce foutu bureau. Elle se dit qu’elle tenait bien son rôle – de l’extérieur, tout au moins.

Jetant un coup d’œil à sa montre, elle vit que l’heure fixée pour échange était venue. Caitlin se rappela que la ponctualité n’était as leur principale vertu.

Que signifierait leur retard, dans le cas présent ?

Caitlin se raidit. Chaque muscle, chaque fibre de son corps se contracta inconsciemment.

Une camionnette bleu clair venait de surgir d’un épais bosquet et s’approchait de la gare déserte.

Le véhicule à l’allure lente devenait de plus en plus gros. Caitlin vit qu’il y avait trois passagers à bord, tous des hommes.

La camionnette bleue passa devant elle.

Une bourrasque de vent glacé lui balaya les cheveux en arrière et la jeune femme laissa échapper un profond soupir.

Carroll et les inspecteurs britanniques étaient postés à proximité – une présence qu’elle jugeait extrêmement réconfortante. Ils se trouaient à moins d’un kilomètre et demi de là. Néanmoins, ils ne pourraient rien faire si la situation dégénérait subitement – si quelqu’un paniquait, si quelqu’un faisait une simple erreur, une erreur stupide.

Une voiture, une berline quelconque, apparut sur la route, peu près le passage de la camionnette.

Caitlin tâcha de mémoriser le maximum de détails concernant le véhicule qui s’engageait dans le parking couvert de gravier de la gare. Il était tout à fait possible que ce fût simplement un passager qui se faisait déposer pour le premier train, celui de six heures quatre.

C’était un modèle récent de chez Ford, gris-vert, dont la calandre était légèrement enfoncée. Elle remarqua un minuscule éclat sur le pare-brise. Quatre passagers – deux à l’avant, deux à l’arrière.

Des ouvriers irlandais ? Des gaillards costauds, en tout cas. Peut-être des ouvriers agricoles ? La deuxième voiture la dépassa également.

Caitlin se sentit à la fois soulagée et déçue. Troublée, elle essaya le garder son sang-froid et ce qu’il lui restait de concentration.

La voiture freina alors brusquement. Puis elle recula dans un crissement de pneus.

Deux hommes bondirent de l’arrière du véhicule ; ils portaient tous deux des cagoules noires et étaient armés de pistolets mitrailleurs.

Ils coururent à toutes jambes vers Caitlin, leurs godillots frappant le béton.

— Vous êtes Caitlin Dillon, m’dame ? s’enquit l’un d’eux, son arme braquée sur elle.

— Oui.

Caitlin sentait ses jambes commencer à se dérober sous elle ; ses genoux semblaient soudain montés sur pivots.

— Vous êtes née à Old Lyme, dans le Connecticut ?

— Je suis née à Lima dans l’Ohio.

— Date de naissance : 23 janvier 1950 ?

— 1953, merci beaucoup.

La réponse de Caitlin fit rire le terroriste cagoulé. Apparemment, il n’était pas contre un chouïa d’humour.

— D’accord, ma petite chérie. Alors, on va vous mettre une de ces cagoules de bourreau. Y aura pas de trou pour les yeux. Mais vous avez aucune raison d’avoir peur.

— Je n’ai pas peur.

L’autre homme, le complice muet, passa une cagoule sur la tête de Caitlin et la rabattit fermement sur son visage. Il prit soin de ne pas toucher à d’autre partie de son corps. C’est vraiment typique des catholiques irlandais, ne put-elle s’empêcher de penser. Elle savait qu’ils n’hésiteraient pas à lui trouer la peau d’une balle. Mais pas de pensées impures, pas de contact accidentel avec le corps d’une femme.

— Nous allons vous conduire à la voiture, maintenant. Doucement… On y va doucement… Très bien, avancez encore et montez dans la voiture. Allongez-vous sur le sol, maintenant. Là, par terre. Voilà, mettez-vous à l’aise.

Caitlin se sentait totalement ankylosée ; elle avait l’impression que son corps ne lui appartenait plus.

— Votre mère s’appelle bien Margaret ?

Le moment était bien choisi.

— Ma mère se prénomme Anna. Son nom de jeune fille est Reardon.

— Vous n’avez pas de dispositif de pistage sur vous ?

— Non.

Caitlin jugea qu’elle avait répondu un peu trop vite. Sa peau se glaça. Elle eut soudain le souffle coupé.

Elle ne discerna aucune réaction manifeste, aucun sursaut négatif de la part des terroristes irlandais. Elle commença à se détendre.

— Il faut quand même que je vérifie. Je vais passer les mains sur vous. O. K., j’y vais.

Des mains d’homme se promenèrent gauchement et timidement sur son corps. Caitlin tendit les jambes avec raideur en sentant une main s’immiscer entre ses cuisses. Le contact de cette main étrangère lui parut brutal et obscène. Mais la journée lui réservait sans doute des épreuves bien plus pénibles.

— Nous avons reçu l’ordre de vous tuer si vous portez un émetteur… À moins que vous ne nous le disiez tout de suite. Ne mentez pas, mon ange. Ne mentez pas, ma petite demoiselle. Je parle sérieusement. Alors ? Êtes-vous équipée d’un dispositif de pistage ? Vous aurez droit à un examen minutieux dès qu’on sera sortis d’ici. Dites-moi la vérité, je vous prie.

— Je n’ai aucun dispositif de pistage sur moi.

À l’intérieur, par contre… Est-ce qu’ils seraient à même de s’en rendre compte ?

Il n’y eut plus d’échange de paroles, après cela. La fouille corporelle cessa aussitôt.

Caitlin garda l’oreille tendue, comme si elle était prisonnière dans le vide. Son cœur lui remontait très haut dans la gorge. Le moteur de la voiture toussota et vrombit.

Soudain quelqu’un lui passa un chiffon dégoulinant sur le visage.

— Non, je…

Vendredi Noir
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